"METODO", N. 20/2004

Elisa Cozzarini
(Master universitario europeo in Mediazione intermediterranea: investimenti e integrazione MIM – Università Ca’ Foscari di Venezia)
LES MUSULMANS DANS L’ÎLE MAURICE
De la communauté indienne aux “identités islamiques”

Pubblicato su “Metodo” il 27 novembre 2004,
originale in lingua italiana in “Africana”, N. X (2004)

 

L'étude de l'histoire et de la société de l'île Maurice est intéressante pour la variété ethnique et culturelle de sa population. L'île se trouve dans l'Océan Indien à 800 km à l'est de Madagascar, elle s'étend sur 1.865 km² et a 1.143.069 habitants selon le recensement de 2000. Les créoles d'origine africaine, européenne, indienne et chinoise constituent environ 30% des habitants de l'île et sont en majorité catholiques. Les indo-mauriciens, descendants des immigrés venus du sous-continent indien pour la plupart pendant le XIX° siècle, représentent 68% de la population totale : 51% sont hindous, 17% musulmans. Enfin 2% sont chinois ou sino-mauriciens.[1]

 

1. Les origines de la société plurielle

L'île Maurice, que les navigateurs swahili connaissaient probablement déjà depuis le Moyen Âge, fut découverte par les portugais au XVI° siècle et fut nommée Ilha do Cirne, l'île du cygne. Le nom actuel dérive, par contre, de celui de Maurice de Nassau, Stadthouder à l'époque de la conquête de l'île par les hollandais. Les hollandais furent les premiers à tenter la colonisation de l'île Maurice, inhabitée jusqu'au XVII° siècle, mais c'est avec la colonisation française, qui dura de 1721 à 1810, que le destin de l'île connut une radicale transformation. Les français changèrent le nom de l'île en île de France; ils y édifièrent le port et la ville de Port Louis et cela permit un considérable développement du commerce, grâce à la position favorable de l'île pour les navires à destination de l'Inde et de retour, en passant par le Cap de Bonne Espérance.

La population comprenait, outre les colons français, des esclaves africains d'origine différente. Les esclaves étaient soumis au système juridique établi par les Lettres Patentes en forme d'Édit, concernant les esclaves nègres des îles de France et de Bourbon du décembre 1723, qui théorisaient une nette séparation entre les colons européens et les esclaves. Malgré la rigidité du système, les relations formelles et informelles entre les individus d'origine africaine et européenne déclenchèrent ce processus que la chercheuse Marina Carter et d'autres ont défini de créolisation[2]. Il est impossible de reconstruire les histoires familiales des créoles mauriciens. Les liens des esclaves avec leurs terres et cultures d'origine furent tranchés dès le début, aussi bien à cause des obstacles interposés par les colonisateurs français, que parce que les esclaves mêmes, arrachés à leurs terres, étaient trop faibles pour affirmer leur propre identité. Les créoles adoptèrent la religion catholique des colonisateurs et le modèle culturel français comme idéal.

Les anciens esclaves et les descendants des esclaves libérés appartenaient à une catégorie qui se plaçait entre patrons et esclaves, les gens de couleur, parmi lesquelles on trouvait aussi les indiens venus librement à l'île de France, pour la plupart de la colonie française de Pondichéry, en Inde. Ceux-ci étaient navigateurs et artisans. Leur travail fut fondamental pour la construction du port et de la ville de Port Louis, où ils habitaient dans le quartier qu'on appelait Camp des Malabars ou Camp des Lascars. Le mot malabar désignait les hindous et les chrétiens de langue tamoul, et le mot lascar désignait les musulmans.

Une partie des immigrés indiens se mélangea avec les créoles ; mais une autre maintint son identité particulière et resta liée au sous-continent. De l'Inde, les lascars introduisirent sur l'île la festivité du Muharram, qui est un témoignage très important de la présence musulmane dans l'île de France déjà au XVIII° siècle. Le Muharram, en général associé à l'islam chiite, connut une grande diffusion sur l'île, où la majorité des musulmans a toujours été, au contraire, sunnite. La festivité célèbre le martyre d'Hussein, de son frère Hassan et de leur père Ali, le beau-fils du Prophète Mohammed, morts pendant la bataille de Kerbala en 680, en combattant pour la reconquête du Califat usurpé par les Oummayades. Le Muharram était connu dans l'île de France comme Yamsé ou Ghoon. Des pratiques extatiques, comme celle de s'enfiler des aiguilles dans la peau, associées à la célébration du Muharram, évoquaient des rites répandus dans le sud de l'Inde et liés à la célébration tamoul[3] du Cavadee. Grâce à son caractère syncrétique, le Yamsé, ou Ghoon, représentait un point de rencontre entre islam et hindouisme et, pour cela, il n'est plus considéré comme orthodoxe par les islamistes. Les islamistes nient l'importance du Muharram dans l'histoire mauricienne. Ce qu'ils considèrent comme le signe de la diffusion de l'islam aux temps de la colonisation française c'est, au contraire, la construction de la première mosquée, la Al-Aqsha, en 1805, sur l'initiative des lascars qui habitaient à Port Louis[4].

En 1810 l'île de France passa sous le contrôle britannique avec son ancien nom hollandais, Mauritius. Sur la base du traité de capitulation, les anglais concédèrent aux colons français le droit de garder leur système juridique, leur langue et leurs us et coutumes. Ils contribuèrent ainsi à l'enracinement du prestige du modèle culturel français et à la construction d'une 'identité franco-mauricienne particulière de l'île.

Pendant la colonisation britannique, une radicale transformation de l'économie de l'île eut lieu à cause du blocage naval imposé en 1806 à toutes les colonies du Royaume Uni. On passa d'une économie fondée sur le commerce à une nette augmentation des investissements par les colons franco-mauriciens dans l'agriculture, notamment dans les plantations de canne à sucre. L'abolition de l'esclavage en 1835 détermina un bouleversement ultérieur dans l'histoire de l'île Maurice. Les anciens esclaves préférèrent quitter les plantations et aller occuper les espaces géographiquement et économiquement marginaux de l'ile. En général, ni les esclaves affranchis, ni leurs descendants ne réussirent à améliorer leur situation et, en fait, encore aujourd'hui l'un des problèmes les plus graves de l'île Maurice est le malaise social d'une grande partie des créoles[5].

Pour le développement de la nouvelle économie de plantation, il fallait repérer de la main d'œuvre à bas coût. A cette fin, les agents de recrutement au service des planteurs franco-mauriciens s'adressèrent à l'Inde à la recherche de travailleurs. Le premier navire de coolies arriva de Calcutta à l'île Maurice en 1834. Les coolies travaillaient dans les plantations ; ils étaient obligés à y rester pendant toute la durée du contrat, en général cinq ans, selon le système d'indenture. La plus grande partie des immigrés indiens arriva à l'île Maurice entre 1834 et 1900 : 253.434 coolies partirent du port de Calcutta, 137.080 de Madras et 29.811 de Bombay. Ils étaient hindous et parmi eux les castes les plus représentées étaient les Chamars et les Dusads, situées en bas dans la hiérarchie castale. Les musulmans étaient environ 25% des coolies et les chrétiens ne représentaient qu'un pourcentage minimal.[6] Dans les registres tenus par les officiers britanniques à l'embarquement des coolies en Inde, les dénominations Musulman, Muslim ou Christian apparaissaient sous la colonne Caste. On ne spécifiaient pas qu'il s'agissait de différentes communautés religieuses : les autorités coloniales ne faisaient pas de différence entre coolies hindous, musulmans et chrétiens. Les coolies partagèrent l'expérience du travail dans les plantations : ils habitaient des logements qui se trouvaient dans toutes les plantations franco-mauriciennes. Jusqu'au recensement de 1962, ils étaient regroupés dans la même catégorie et définis Indian o Indo-Mauritian.

Le système d'indenture fut comparé à l'esclavage par Gandhi[7] et, successivement, par des historiens comme Hugh Tinker, qui l'a défini comme a new system of slavery[8], et par Auguste Toussaint[9]. En réalité, ce système se distinguait de l'esclavage, d'abord parce qu'un contrat en établissait la durée, ensuite parce que les coolies signaient les contrats de leur propre volonté et parce qu'ils recevaient une paye qui, si exiguë fût-elle, permit aux plus entreprenants et clairvoyants de se faire une situation au-dehors des plantations à la fin du contrat. De toute façon, il ne faut pas oublier que les méthodes utilisées par les agents de recrutement furent souvent trompeuses et que le choix de quitter l'Inde fut fortement influencé par les famines qui affectaient le pays.

Les immigrés indiens firent revivre dans l'île Maurice, avec des caractéristiques nouvelles, leurs propres cultures, que l'arrivée de coolies pendant tout le XIX° siècle continuait de renforcer, surtout à partir de l'augmentation du pourcentage de femmes immigrées. En fait, cela rendit possible la formation d'alliances matrimoniales qui permirent aux immigrés de garder leur identité loin de l'Inde et d'échapper au processus de créolisation. Les choix matrimoniaux relevaient de la religion, de la caste (pour les hindous), et du lieu d'origine.

Pendant la colonisation britannique, la fête du Muharram se répandit aussi dans les plantations, comme à Port Louis à partir du XVIII° siècle. Sa légitimité était reconnue même par les planteurs franco-mauriciens et par les administrateurs coloniaux, qui accordaient à tous un jour de congé. Malgré son origine islamique, les hindous, les musulmans et les chrétiens participaient tous ensemble à la célébration du Muharram, qui était connu comme Taazia dans les plantations. Cette fête, devenue une occasion de vacances et de rencontre pour tous les travailleurs, représentait un symbole fort de l'identité indienne en terre étrangère. En cela l'île Maurice ne fut pas un cas particulier : dans d'autres colonies, comme le Natal, le Muharram était un symbole important d'identification culturelle pour les coolies indiens[10].

 

2. La montée économique, sociale et politique des indiens

L'arrivée à l'île Maurice des marchands musulmans de la région indienne du Gujarat à la moitié du XIX° siècle joua un rôle très important pour l'amélioration de la condition des coolies. Les gujarats, qui étaient tenus en bonne considération par les autorités coloniales grâce à leur habilité dans les affaires, devinrent les porte-parole des indiens, musulmans, hindous et chrétiens. L'immigration libre des gujarats fut une conséquence du bouleversement démographique provoqué par les coolies dans la colonie, qui rendait possible le démarrage de fructueuses activités commerciales. Il fallait importer les produits base de l'alimentation des indiens : riz, ghee, dhal et farine, ainsi que des vêtements en coton. De plus, les gujarats exportaient la canne à sucre au sous-continent.

En outre, il ne faut pas oublier, même si cet article ne traite pas la présence chinoise à l'île Maurice, que, pendant la seconde moitié du XIX° siècle, cette situation favorable aux commerces attira dans la colonie aussi des marchands chinois. Leur présence contribua à accentuer l'hétérogénéité de la composition démographique mauricienne.

Les musulmans gujarats étaient organisés (et en partie ils le sont encore aujourd'hui) en groupes fermés, qui ressemblaient aux castes, sans en avoir les traits hiérarchique- fonctionnels. La distinction entre eux et les coolies était garantie à travers les alliances matrimoniales qui relevaient des règles établies par la religion et la tradition à fin de maintenir et perpétuer l'exclusivité du groupe gérant les réseaux commerciaux dans l'Océan Indien.

Actuellement, les gujarats de l'île Maurice sont pour la plupart sunnites et appartiennent aux communautés Kutchi Memon, Sunni Surti et Halaye Memon. En outre, il y a une minorité chiite ismaélite, les Bohra Dawoodis et des chiites douodécimains, les Khoja Ithna Asharis, qui diffèrent de la majorité des Khojas parce qu'ils ne suivent pas l'Aga Khan. En 1853 les Kutchi Memons furent les promoteurs de la construction de la Jummah Mosque, la mosquée qui est considérée comme l'institution musulmane la plus importante de l'île, et ils en gardent toujours le contrôle.

À partir des années 70 - 80 du XIX° siècle, le grand morcellement, ou le processus de parcellisation et vente de la terre la moins rentable aux coolies, donna lieu à la montée économique des coolies et à la fin graduelle du système de indenture. À ce moment-là, on assista à la première séparation entre les anciens coolies hindous et les musulmans. La tendance des premiers fut de devenir de petits planteurs et d'aller habiter dans les villages des zones rurales. Les deuxièmes, au contraire, préférèrent s'installer à Port Louis et dans les autres villes de l'île, concentrées dans la partie centrale, qui s'appelle Plaines Wilhelms. Dans les villes, les musulmans pratiquèrent surtout le commerce, suivant l'exemple des coreligionnaires gujarats.

La montée économique et sociale des coolies et la présence de l'élite marchande ne mit pas fin à l'exclusion des indiens de la sphère politique. Les autorités coloniales et les planteurs franco-mauriciens, dont le porte-parole était surtout le quotidien Le Cernéen, étaient d'accord pour affirmer la supériorité de la culture européenne. Ils pensaient que la population d'origine asiatique ou africaine devait être éduquée à l'occidentale et que, une fois assimilée au modèle dominant, elle devait oublier ses origines culturelles. L'avocat Sir William Newton en arriva à parler d'une Mauritian race qui, développée loin de l'Europe, assimilerait avec le temps les éléments qui lui étaient étrangers, s'engageant ainsi sur la voie du progrès, the path of light and progress.[11]

Ce genre de déclarations montrait l'influence dans l'île Maurice de l'idéologie nationaliste, répandue en Europe au XIX° siècle. Selon la doctrine nationaliste, une population homogène pour son histoire, sa langue et sa religion, représente une unité nationale, qui a le droit de revendiquer sa représentation politique.[12] Or la définition d'une "nation" mauricienne posait des problèmes, d'abord parce qu'on admettait la légitimité de deux langues, l'anglais et le français, tandis qu'en général la nation est définie aussi à partir de la langue parlée par ceux qui la composent. La recherche d'une histoire commune aux mauriciens aurait été encore plus difficile, en raison de la différente origine des habitants de l'île. De plus, personne ne demandait l'indépendance de la colonie de la mère patrie britannique : personne ne revendiquait le droit de la nation à l'autonomie.

L'histoire de l'île Maurice marqua donc l'échec de l'idéologie nationaliste telle qu'elle était conçue par les planteurs franco-mauriciens, car, si les créoles furent ouverts dès le début à l'assimilation au modèle culturel français, les indiens ne le furent pas du tout. Ces derniers ne cessèrent, au contraire, d'exprimer un fort attachement à leur religion et à leur culture d'origine.

En même temps, les indo-mauriciens ne refusèrent pas l'éducation à l'occidentale et, depuis le début du XX° siècle, l'éveil socio-culturel du groupe et la revalorisation de ses origines entraîna une augmentation de l'intérêt porté à l'instruction des enfants. Ce n'est en effet que par ce biais que les hindous et les musulmans pouvaient chercher la reconnaissance des autorités britanniques et des planteurs franco-mauriciens de religion chrétienne. Les indiens en prirent conscience surtout à la suite de la breve visite de Gandhi dans l'île Maurice en 1901 et à l'arrivé du gandhien Maganlal Manilal Doctor, qui y séjourna de 1907 à 1912.

L'éveil socio-culturel des indiens accentua la séparation entre hindous et musulmans, approfondissant un processus entamé depuis l'abandon des plantations. La langue hindi et urdu furent introduites d'une façon artificielle, l'une comme héritage culturel des anciens coolies hindous, l'autre des musulmans. On niait ainsi l'existence de la langue bhojpuri qui, considérée comme la variante pauvre de l'hindi, était pourtant bien la langue parlée par la majorité des immigrés indiens, originaires du Bihar. Au début du XX° siècle, la Société Fraternité Musulmane fut créée pour promouvoir l'éducation et le sentiment d'appartenance à un groupe de la population musulmane de l'île Maurice, et en 1906 cette société fonda l'hebdomadaire Islamisme. De l'autre côté, l'Arya Samaj, un mouvement réformiste hindou, remporta du succès sur l'île grâce surtout à l'appui de Manilal.

Les exhortations à l'éducation des jeunes et les tentatives d'engendrer des sentiments d'unité de groupe sur la base de l'ethnie et de la religion, dérivèrent de l'introduction de schémas européens dans les sociétés colonisées. Dans les sociétés africaines et asiatiques, on ne pensait pas que l'instruction devait être égale pour tous, et on n'avait pas conscience du fait que la population était subdivisée en groupes homogènes. Dans l'île Maurice en particulier, la difficulté de parler de communautés homogènes se manifestait d'une façon évidente. Parmi les musulmans, à côté de l'islam lié à la confrérie qadiri[13] et soutenu par les Kutchi Memons, le courant réformiste[14] de l'école de Deoband, appuyé par les Sunni Surtis, et le mouvement ahmadi furent introduits sur l'île au début du XX° siècle. De plus, il y avait deux minorités chiites, les Bohra Dawoodis et les Khoja Ithna Asharis. La rivalité entre les Kutchi Memons et les Sunni Surtis s'exprima aussi dans les différentes tendances de l'islam auxquelles les groupes décidèrent d'adhérer. Les musulmans d'origine coolie, appelés d'une façon péjorative calcuttiyas, se lièrent à un courant de l'islam ou à l'autre, ou bien ils fondèrent des mosquées et des jamaats indépendants du soutien des gujarats. La diversification de la communauté musulmane et les points de rencontre entre islam, hindouisme et christianisme[15] contribuaient à nuançer les limites entre les groupes ethniques et religieux.

En politique il n'y avait aucune volonté de séparation, d'abord parce que la possibilité d'acceder à ce domaine était assez limitée, et ensuite parce que les indiens qui arrivaient à y prendre part étaient reconnus comme représentants des mauriciens d'origine indienne, indépendamment de leur appartenance religieuse.

 

3. La construction de la nation mauricienne et la définition des communautés

La Constitution de 1885, qui tenait les indiens, les créoles et les chinois à l'écart du domaine politique sur la base du cens et de la connaissance de l'anglais ou du français, resta en vigueur jusqu'à 1947, quand les autorités coloniales reconnurent la nécessité d'introduire des réformes dans le système politique mauricien.

En général, après la fin de la Seconde Guerre Mondiale la tendance de la Grande Bretagne fut d'accorder l'indépendance aux colonies ou bien d'entamer un processus qui les y amenerait. En particulier les anglais n'étainet pas interessés au maintien d'une colonie comme l'île Maurice, qui présentait désormais plus de coûts que de gains. L'économie mauricienne, fondée sur la monoculture de la canne à sucre, était très fragile, puisqu'elle était exposée aussi bien aux cyclones fréquents dans l'île, qu'aux modifications du prix du sucre à l'échelle mondiale. Le chemin vers l'indépendance de l'île Maurice fut donc entamé sous la direction même des colonisateurs et non pas à cause des sentiments anticolonialistes, qui furent, dans plusieurs cas, à l'origine de la naissance de nations et nationalismes.

La première démarche des autorités coloniales vers l'autonomie de la colonie fut l'élargissement du droit de vote, qui augmenta le nombre des électeurs de 11.799 à 71.723 sur un total d'environ 400.000 personnes à la veille des élections de 1948.[16] L'entrée en politique d'un grand nombre d'électeurs modifia l'ancien équilibre à l'avantage de la population d'origine indienne, qui représentait 63% du total, et surtout au désavantage des franco-mauriciens, mais aussi des créoles[17]. C'est justement 'élargissement du droit de vote qui détermina la prise de conscience des minorités politiques, qui craignaient l'établissement d'un gouvernement à majorité indienne. Dès ce moment-là, l'idée que les mauriciens se divisaient en communautés s'affirma avec vigueur. Les communautés se définirent au fur et à mesure d'une façon plus claire, ultérieurement subdivisées en sous-groupes.

La première séparation politique à l'intérieur de la population définie comme Indo-Mauritian eut lieu entre les hindous et les musulmans. L'idée que ces derniers constituaient une communauté séparée de celle des hindous ne se forma qu'après les élections de 1948. Des musulmans, parmi lesquels le gujarat Ajum Dahal, certainement influencés par la partition du sous-continent indien en 1947, entreprirent une lutte politique pour obtenir la garantie aux musulmans d'être représentés indépendamment des hindous et des chrétiens d'origine indienne. La naissance de deux États, l'Inde et le Pakistan, conçus sur une base ethnique l'un pour les hindous, l'autre pour les musulmans, accentua chez les hindous et les musulmans la perception d'eux mêmes comme deux groupes séparés. Dans ce cadre, la religion, dégradée à simple attribut d'un groupe, devint le symbole de la séparation ethnique entre les deux communautés. À cause de cela, il fallut définir qui était musulman et qui ne l'était pas, ainsi que les limites entre les uns et les autres.

En 1956 la création par Ajum Dahal du Comité d'Action Musulman, qui fut guidé par Abdul Razack Mohamed, représenta une tentative de regrouper les musulmans mauriciens dans un seul parti politique sur la base de l'appartenance à une communauté. Malgré cela, le Comité d'Action Musulman s'allia dès sa naissance avec le Labour Party. Ce dernier parti, né sur l'initiative du créole Maurice Curé, devint par la suite, sous le guide de l'hindou Seewoosagur Ramgoolam, le porte-parole des hindous. De plus, les électeurs musulmans ne votèrent pas en masse pour le Comité d'Action Musulman ; au contraire, une considérable minorité d'entre eux se rallia au Parti Mauricien Social Démocrate guidé par l'avocat créole Gaëtan Duval. Duval était favorable à l'indépendance de l'île Maurice à condition que les minorités soient équitablement repréentées sur le plan politique. En réalité, la propagande politique du Parti Mauricien Social Démocrate dans les années '60 accentua les séparations entre les communautés : non seulement les indo-mauriciens se partagèrent en musulmans et hindous, mais aussi parmi les hindous apparurent les minorités tamoule, telegu e marathi, distinctes de la majorité d'origine bihari.

L'invention, en cette période de l'histoire mauricienne, de groupes ethniques marqués par des caractéristiques religieuses et linguistiques communes, rappelle le processus de construction de l'idée de nation décrit par les spécialistes de l'étude du nationalisme. Parmi eux, Elie Kedourie définit le nationalisme comme la renaissance et l'affirmation d'identités mythiques qu'on croit données et naturelles. Dans ce processus, un changement d'optique envers le passé est fondamental puisque l'histoire devient le biais pour donner une signification au temps présent et pour le légitimer[18].

Dans l'île Maurice, l'idée que la population était composée de communautés ethniques amena leurs membres à chercher une légitimation de leur propre identité au dehors de l'île : les hindous en Inde, les franco-mauriciens en France. Par contre, les créoles gardèrent comme référence le catholicisme et, seulement en temps récents, on a essayé une reévaluation des racines africaines avec l'introduction du sega, une danse qui a des traits des dances caraïbiques. Quant aux musulmans, après la partition du sous-continent indien, quelques uns commencèrent à définir leur identité comme pakistanaise, en oubliant ainsi l'origine des coolies, qui étaient en majorité biharis. De leur part, les marchands gujarats continuèrent à souligner leur séparation des anciens coolies musulmans.

La volonté de réévaluer l'histoire des musulmans mauriciens comme communauté homogène se manifesta clairement en 1967, l'an précédant la déclaration de l'indépendance de l'île, avec la publication du texte The Muslims in Mauritius, par Moomtaz Emrith. En fait, l'idée de la future indépendance du pays engendrait la crainte que le futur État ne soit dominé par la majorité hindoue. Il fallait donc que les communautés minoritaires soient conscientes de leur propre identité et du fait qu'on ne devait pas en perdre les traits distinctifs.

Les tensions entre les communautés face à la question de l'indépendance devenaient de plus en plus aiguës même à cause de la crise économique qui touchait l'île Maurice depuis la fin du XIX° siècle et qui avait été aggravée par le boom démographique des années '50 et '60 du XX° siècle. En trente ans la population avait presque doublé, en passant de 419.185 habitants en 1944, à 826.199 sur la base du recensement de 1972. La proclamation de l'indépendance de l'ancienne colonie en 1968 arriva donc dans une athmosphère de confusion, de désarroi et de violence. Les élections de 1967, qui décidèrent du futur du pays, reflétaient cette situation chaotique puisqu'elles révélèrent un électorat divisé en deux, avec 44% des votes contraires à la constitution d'un État indépendant, au moins à ce moment-là.

Tout ce qu'on a affirmé jusqu'ici semble être démenti par le discours prononcé par le Premier Ministre Ramgoolam en occasion de la proclamation de l'indépendance de l'île Maurice le 12 mars 1968 :

Today we are a nation, dedicated to the ideals of peace and brotherhood and it will be the constant objective of my Government to ensure that every Mauritian no matter his creed or class enjoys alike the privileges accruing to him as a citizen.[19]

Ramgoolam est considéré aujourd'hui le père de la "nation" mauricienne (Father of the Nation) parce que, pendant quatorze ans de gouvernement depuis l'indépendance de l'île, il est parvenu à la réconcilier et à rassurer les électeurs qui en 1967 avaient voté contre la création de l'État indépendant mauricien. Jusqu'à l'âgé de 81 ans, en 1982, Ramgoolam a guidé la politique mauricienne : il a assuré une certaine stabilité au pays, grâce à son habilité dans la recherche du compromis entre les communautés composant la société hétérogène de l'île. Ramgoolam a compris qu'on ne pouvait atteindre un équilibre dans l'île Maurice qu'en laissant aux citoyens l'espace et la possibilité d'exprimer les différences religieuses, linguistiques, d'us et coutumes propres à chaque groupe. Il est donc impossible de parler d'un nationalisme mauricien dans le sens de l'assimilation des composants la nation à un modèle dominant, à savoir ce qu'auraient voulu les planteurs franco-mauriciens. Au contraire, avec le temps, les signes distinctifs des communautés mauriciennes ont été accentués, ou même réinventés. L'élément qui aurait pu représenter le symbole de l'identité mauricienne, la langue créole, est paradoxalement la seule langue qu'on n'apprend pas à l'école, tandis que l'anglais et le français sont des matières obligatoires, et l'hindi, l'urdu, le tamoul, le telegu, le marathi, le chinois et l'arabe des matières complémentaires.

C'est justement le maintien de l'équilibre des différences entre les communautés qui a donné sa forme particulière à la "nation" mauricienne, bien définie dans ses limites physiques par l'Océan, qui la sépare et en même temps la relie à l'Asie, à l'Afrique et à l'Europe. À cela il faut ajouter le succès économique entamé dans les années '80, dont les mauriciens sont très fièrs, qui contribue au développement du sentiment d'appartenance nationale.

Quant aux musulmans, ils semblent liés à ce type de nationalisme qui s'est développé sur l'île si bien que l'aspect de l'oumma semble rester à l'arrière plan. L'oumma est une notion transnationale puisqu'elle indique la communauté de tous les musulmans du monde et prévaut dans l'islam politique. En réalité, les musulmans mauriciens sont attentifs aux événements concernant leurs coreligionnaires vivant ailleurs et en général ils se définissent "musulmans" avant de se définir "mauriciens". La religion reste en effet une composante fondamentale de leur identité et cela est confirmé par le grand nombre de mosquées présentes sur l'île Maurice : presque deux cents, comprenant les sunnites, chiites et ahmadis, pour une population musulmane de 196.240 personnes selon le recensement de 2000.

La considérable diversité du groupe rend la définition d'une communauté homogène impossible et l'on peut en conclure en affirmant que l'identité des musulmans dans l'île Maurice dérive de l'interaction des diverses composantes. La religion, l'attachement affectif à l'île et les solides liens avec le sous-continent indien, aussi bien avec l'Inde, la terre des ancêtres, qu'avec le Pakistan, sont trois éléments qui, avec la pluralité des jamaats (groupes, associations socio-religieux) locaux, contribuent à la formation de l'identité plurielle des musulmans dans l'île Maurice.



[1] Selon le recensement de 2000, la population de l'île est de 1.143.069 habitants. Les pourcentages des créoles, des hindous et des musulmans sur la population totale ont été calculés sur la base de la religion : christianisme, hindouisme e islam avec de nombreuses subdivisions internes. Quant aux sino-mauricien, on a considéré la langue déclarée comme langue des ancêtres (cantonaise, hakka, mandarin ou autre langue chinoise). Census on Mauritius and its Dependencies, Port Louis, 2000, p. 71 et p. 80.

[2] M. Carter Founding an Island Society: Inter-Ethnic Relationships in the Isle of France, in AAVV. Colouring the Rainbow. Mauritian Society in the Making. Port Louis, Centre for Research on Indian Ocean Studies, 1998, pp.1-30

[3] Dans le contexte mauricien, le mot tamoul, qui est une langue parlée dans le sud de l'Inde, est passé avec le temps à indiquer une séparation religieuse au-dedans de la population hindoue. Aujourd'hui, il y a des temples et des festivités tamouls distingués des hindous. Avec le mot hindou on désigne, dans l'île Maurice, la majorité de langue bhojpuri originaire du Bihar et immigrée pour travailler dans les plantations de canne à sucre au XIX° siècle.

[4] On trouve la petition, par laquelle les lascars demandaient la concession d'un endroit pour la construction de la mosquée, en: K. M. Beebeejaun et R. Sulleman, sous la direction de. The Jummah Mosque. Port Louis, Mauritius. Published by the Committee of Management of the Jummah Mosque. Les Pailles: The Bahadoor Printing Ltd, 1985, Appendix A.

[5] Voir: F.S.W. Miles The Creole Malaise in Mauritius, en African Affairs, 98, 1999, pp. 221-228.

[6] Les sources principales sur l'immigration indienne sont les registres gardés dans les Immigration Archives du Mahatma Gandhi Institute de Moka, Mauritius. Ils contiennent les données d'environ 500.000 coolies immigrés des ports de Calcutta, Madras et Bombay.

Voir aussi : W. E. Frere et V.A. Williamson Report of the Royal Commissioners appointed to Enquire into the Treatment of Immigrants in Mauritius. London, 1875 et F.A. Swettenham, E.L. O'Malley et H.B.D. Woodcock Report of the Mauritius Royal Commission, 1909. London, 1910.

[7] The Collected works of Mahatma Gandhi, vol. XIII, n° 135, cit. en: AAVV. Mahatma Gandhi on Indians Overseas. Bombay: Sir Purshotamdas Thakurdas Research Centre of the Brihad Bharatiya Samaj, 1970, pp. 95-97

[8] H. Tinker A New System of Slavery: the Export of Indian Labour Overseas, 1830-1920. London, Oxford University Press, 1974a

[9] A. Toussaint Histoire de l'Île Maurice. Paris, Presses Universitaires de France, 1974, p. 93

[10] Voir : G. Vahed Contructions of Community and Identity among Indians in Colonial Natal, 1860-1910: the Role of the Muharram Festival, en Journal of African History, 43, 2002, pp. 77-93

[11] On trouve des discours de Sir William Newton (Council Debates - June 5th 1885) en: R. Mathur The Battle for a Partly-Elective Legislature, en Journal of Mauritian Studies, vol. 1, n° 2, 1986, p. 92.

[12] Sur les notions de "nation" et "nationalisme" on a consideré en particulier : B. Anderson Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. London, Verso, 1983 ; E. Gellner Nation and Nationalism. Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 1983 ; E. Kedurie Nationalism. Oxford, Blackwell Publishers, 1993 (première édition: Hutchinson and Co. Ltd, 1960); E. Kedurie, sous la direction de. Nationalism in Asia and Africa. New York, Meridian, 1970.

[13] L'influence de cette confrérie semble plutôt marginale : par exemple, le fait que la tombe de pir Jamal Shah se trouve à l'intérieur de la Jummah Mosque, empêche le développement d'un culte indépendant de l'islam "officiel".

[14] Sur la réforme dans l'islam indien, voir : E. Fasana Riforma Sociale e Conversione nella Comunità Musulmana del Subcontinente Indiano, en Annali dell'Istituto Orientale di Napoli, vol. 36 (Nuova Serie XXVI), fascicolo 3, 1976, pp. 359-396.

[15] En dehors du Muharram, il y avait par exemple le pèlerinage annuel, le 9 septembre, à la tombe du bienheureux Père Laval, le missionnaire français à qui on doit la diffusion du catholicisme à l'île Maurice au XIX° siècle.

[16] Sur les réformes du système politique de 1885 à l'indépendance, voir : L. Kelly An Analysis of the Composition of the Legislature of Mauritius. Port Louis, Educational Production Limited, 1994.

[17] La catégorie General Population, comprenant les franco-mauriciens ainsi que les créoles, représentait 34% de la population totale sur la base du recensement de 1944.

[18] E. Kedurie, sous la direction de, op. cit., 1970, p. 36

[19] K. Hazareesingh Selected Speeches of Sir Seewoosagur Ramgoolam. London: Macmillan Publishers, 1979, pp. 321-322.